Frédéric Bordage : “Le numérique doit être un outil au service de notre résilience”
2021 sera engagé ou ne sera pas. C’est la condition pour construire le tourisme de demain, on n’y coupera pas ! Pour alimenter votre veille assidue, on vous présente le fondateur du GreenIT : Frédéric Bordage.
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Parce qu’on est très fiers d’avoir eu le privilège de l’interviewer, on vous fait un recap’ du rôle qu’il a joué dans l’univers du numérique responsable, et on vous retranscrit les temps forts de notre échange.
Frédéric Bordage, pionnier de la sobriété numérique en France, a lancé en 2004 le GreenIT, la première source francophone d’information sur l’écoconception des services numériques. Il a sorti la troisième édition de son livre “écoconception web : les 115 bonnes pratiques”, paru aux éditions Eyrolles. Il est également l’auteur du livre “Sobriété numérique : Les clés pour agir”. La sobriété numérique, c’est son domaine. Dans son livre, il propose des clés de lecture pour comprendre ce sujet complexe, et explique que le numérique n’est “ni bon ni mauvais”. La transition numérique ne serait donc pas incompatible avec la transition environnementale. Nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec lui pour recueillir son expertise.
Comment imaginez-vous la cohabitation entre le progrès numérique et l’urgence climatique ?
“Le numérique doit être un outil au service de notre résilience et non un accélérateur et amplificateur de l’effondrement en cours. Or, notre consommation de cette ressource est totalement déraisonnable. À l’échelle mondiale, les impacts environnementaux du numérique vont tripler entre 2010 et 2025 pour atteindre environ 6 % des émissions anthropiques de GES. Sans parler des autres impacts. À ces impacts environnementaux s’ajoute la raréfaction de cette ressource non renouvelable et dont le stock s’épuise trop vite. Au rythme actuel et aux réserves connues actuelles, il reste du numérique pour 1 à 2 générations. Comme c’est une ressource critique, un sevrage brutal pourrait précipiter notre chute. Il est donc urgent de se donner la chance d’une transition vers un avenir qui doit nécessairement être envisagé avec la fin du numérique tel que nous le connaissons.”
Pouvez-vous nous expliquer en quoi la sobriété numérique est plus efficace que la compensation carbone ?
“La sobriété numérique agit sur toutes les problématiques — environnementales, sanitaires (phénomène de dépendance aux écrans, fake news qu’on pourrait renommer intoxication informationnelle etc.), économiques et sociétales — en même temps. C’est une démarche de raison, basé sur des gestes simples, gratuits, et qui s’avère très efficace. La compensation carbone ne fonctionne pas (ou très mal) dans les faits. Et ce mécanisme de dernier recours est malheureusement encore trop souvent envisagé comme un droit à polluer.”
Que pensez-vous du développement de la 5G ? Les progrès technologiques qu’elle apporte ne pourraient-ils pas nous aider à réduire les émissions de GES ?
“Le réchauffement global n’est qu’une des nombreuses crises auxquelles l’humanité doit faire face. Pour le numérique, d’autres indicateurs sont plus prégnants tels que l’épuisement des ressources abiotiques (naturelles non renouvelables), certaines pollutions, des indicateurs sanitaires et sociétaux aussi. La 5G est une technologie qui répond à des problématiques spécifiques : zones très denses, objets connectés, usages pour lesquels un temps de latence très faible est important, etc. Le déploiement généralisé de la 5G est une course en avant qui évite d’avoir à se poser la question de nos usages : puisqu’on déploie la 5G, tout le monde pourra continuer ou prendre l’habitude d’écouter YouTube (j’ai bien écrit écouter une vidéo), de regarder la TV via son smartphone offrant plus de débit que la connexion ADSL ou fibre, etc. C’est dommage que la 5G serve à construire cet avenir alors même qu’elle pourrait être effectivement un outil au service d’un usage plus efficient du numérique par l’humanité.”
À l’heure des forfaits téléphoniques gonflés de Gigas, comment peut-on porter le message de la sobriété numérique ?
“Le livre “sobriété numérique : les clés pour agir “ (Buchet Chastel) et celui que je publie prochainement aux éditions Actes Sud dans la collection “Je passe à l’acte” sont deux modes d’emploi efficaces pour passer du discours à l’action. En tant que consommateurs, si les forfaits “gonflés de Go” ne nous intéressent pas, les opérateurs ne nous en proposeront pas. C’est aussi au consommateur de prendre sa part de responsabilité et d’arrêter de vouloir toujours plus pour toujours moins cher. Tant qu’on ne sortira pas de cette équation insoutenable, nous continuerons à nous écraser plus vite et plus fort dans le mur. La 5G et la téléphonie mobile n’échappent pas à cette règle.”
Le numérique représente aujourd’hui environ 4% des émissions de GES mondiales, est-ce finalement un sujet si prioritaire que ça ?
“Effectivement, dans notre étude sur l’empreinte environnementale du numérique mondial (EENM2019) nous constatons que le numérique représente un peu moins de 4 % des émissions anthropiques en 2020. L’important c’est la dynamique avec un triplement entre 2010 (2% ) et 2025 (6%). Par ailleurs, dès lors qu’on sort du carcan du réchauffement global pour s’intéresser à l’ensemble des indicateurs environnementaux — épuisement des ressources abiotiques, eutrophisation, acidification, épuisement des énergies non renouvelables, etc.- on se rend compte que le numérique pèse nettement plus lourd que 4%.”
Dans votre ouvrage “sobriété numérique, les clés pour agir” vous expliquez que les moteurs de recherche écolos, c’est une fausse bonne idée. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
“Ce ne sont pas des moteurs de recherche mais l’habillage des résultats des grands moteurs de recherche (Bing, Yahoo, Google). Des start-ups ajoutent donc leurs propres impacts (m2 de bureau, déplacement des salariés, serveurs, etc.) devant ceux des moteurs de recherche. Ces outils présentés comme “écolos” ajoutent des impacts. Et ce n’est pas la compensation des émissions de GES liées à la consommation électrique de leurs serveurs qui peut gommer l’ensemble des impacts ajoutés. C’est du pur greenwashing ! Par ailleurs, on peut compenser toutes ses émissions annuelles (8 à 12 tonnes par Français.e) en une seule fois et quelques secondes sur le site d’un acteur du domaine.”
Vous parlez de l’importance de rendre obligatoire l’éco-conception de services numériques, pouvez-vous nous en dire plus ?
“La base fondamentale de la sobriété numérique est de moins s’équiper et de conserver nos équipements plus longtemps. Pour y parvenir, il faut que les logiciels et autres sites web et applis mobiles soient conçus dans ce sens, c’est-à-dire qu’ils soient sobres et légers pour ne pas faire “ramer” nos appareils.”
Citoyens, entreprises, politiques, qui doit agir sur le sujet du numérique responsable et comment ?
“Tout le monde. Chacun à son niveau. Je vous renvoie à la dernière partie de “Sobriété numérique : les clés pour agir” et à “Tendre vers la sobriété numérique” qui paraîtra bientôt. Ces deux ouvrages sont des modes d’emploi pour passer à l’action.”
Vous l’avez compris, la responsabilité est l’affaire de tous. Alors filez vous procurer “sobriété numérique : les clefs pour agir” si vous ne l’avez pas déjà, et on attend patiemment la sortie de notre futur livre de chevet “Je passe à l’acte”.
Retrouvez cet entretien dans hors-saison N°2 spécial Numérique Responsable : https://horssaison.my-destination.fr/